Extraits et citations :

“L’histoire de la problématisation de la violence conjugale commence durant les années 1970 avec l’émergence des mobilisations féministes dites de la « deuxième vague », qui s’emploient à la dénoncer, à promouvoir des réformes pour y remédier et à ouvrir des lieux d’accueil pour les femmes victimes. Mais elle a une préhistoire dans laquelle se dessinent ses prémisses. Sans être reconnue comme un problème public, la question de la violence conjugale a déjà été posée au milieu du XIXe siècle. Les prérogatives de l’époux sur son épouse font alors l’objet, de part et d’autre de l’Atlantique, de mobilisations dénonçant la légitimation par le droit des violences dans le couple. Lors de la Convention de Seneca Falls en 1848, considérée comme le moment inaugural du féminisme états-unien, la « Déclaration des sentiments » la rattache au lien contractuel inégalitaire au fondement du mariage. En France, l’« assujettissement marital », institué juridiquement dans le Code civil, est dénoncé par les féministes de la première vague, qui souhaitent le réformer1. Les mouvements des femmes abordent alors la question des violences de façon détournée, pour dénoncer d’autres fléaux sociaux comme l’alcool ou la pauvreté.”

Analyser la construction d’un problème public

La première question s’ancre dans des interrogations issues de la sociologie politique des problèmes publics. À travers les étapes qui consistent à nommer un litige, à désigner des responsables et à réclamer, la construction d’un problème public résulte de « la transformation d’un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d’intervention étatique ». Des « entrepreneurs », selon la formulation d’Howard Becker, ou des « propriétaires » de cause, pour reprendre celle de Joseph Gusfield, s’emploient à transformer les représentations qui sont associées à leur cause en s’appuyant sur les médias, sur des experts scientifiques ou sur divers relais institutionnels. L’étude pionnière de Joseph Gusfield a montré ainsi que l’alcool au volant est devenu un problème, consacré juridiquement, grâce aux mobilisations d’associations et à l’intervention du registre scientifique. La lutte contre l’alcool au volant, que cristallise la figure du chauffard, s’est imposée comme une réponse, légitimée par les pouvoirs publics, au phénomène des accidents de la route malgré d’autres formes de problématisation possibles, telle celle centrée sur les équipements routiers. Montrer qu’un problème est construit ne signifie pas qu’un phénomène social ne lui préexiste pas : les violences conjugales existent avant les mouvements féministes des années 1970, et elles existent toujours. Ce sont des violences interpersonnelles, de types différents (physique, moral, sexuel, psychologique) et de degrés de gravité variables (des insultes aux actes de torture), qui ont des conséquences importantes sur la santé physique et psychique. Autrement dit, la violence conjugale n’est pas une fiction. L’analyse de sa construction en problème permet de restituer le rôle des acteurs et des actrices qui l’ont fait émerger dans l’espace public, les formulations diverses qui lui sont associées et les controverses que celles-ci suscitent. La façon de nommer un problème, de le formuler et de le définir n’est pas stable, elle évolue au fil du temps. Des « luttes définitionnelles » le transforment et contribuent à le reformuler, tendant à imposer un mode légitime de compréhension et de traitement d’une question, et donc de la réalité sociale. Ainsi, en fonction des contextes institutionnels, politiques et idéologiques, un même phénomène – la violence dans le couple – est appréhendé différemment et prend un sens différent. Comparer les voies empruntées par des mouvements militants et associatifs dans deux pays éclaire la variabilité des formes de problématisation, les tensions et les contraintes spécifiques auxquelles doivent faire face les propriétaires de cause.”

Quatrième de couverture :

Contexte :

Structure :

Introduction

Les prémisses du problème / Analyser la construction d’un problème public / Comprendre les transformations d’un mouvement social / Les deux cas de l’enquête : le comté de Los Angeles et l’Île-de-France / Jeux d’échelles : les termes de la comparaison / Enjeux et plan de l’ouvrage

Chapitre 1 – De l’oppression des femmes aux violences

La question du viol comme matrice de l’analyse féministe / Donner du sens à l’expérience des femmes, comprendre le viol / Les violences sexuelles comme expérience constitutive / Une production analytique rapide aux États-Unis / Une cause féministe définie dans l’espace des mouvements sociaux / Les féministes et la gauche / Les féministes et la justice pénale / Femmes battues et battered women : les prémisses d’un problème public / Créer des moyens de remédier aux problèmes / Le rape crisis center : un lieu d’accueil, un mode d’action féministe aux États-Unis / Des entrepreneurs de cause différenciés : un collectif national en France et des dispositifs locaux aux États-Unis / Accueillir et héberger les « femmes battues »

Chapitre 2 – La cause militante au travail

Des régimes professionnels différenciés en France et aux États-Unis / Les dynamiques croisées de l’instauration des régimes professionnels / Devenir professionnelles / Devenir féministes / Des rapports au féminisme différenciés / Forme et force des régimes professionnels / Travail social et mental health : les formes des régimes professionnels / Bénévolat et salariat : les forces des régimes professionnels / L’héritage féministe au travail / Des principes féministes au fondement de la relation de service / Autonomie et empowerment dans un cadre professionnel / Travailler les émotions des professionnelles, travailler les émotions des victimes / Tensions professionnelles et politiques / Être professionnelles (avant tout ?) / Gérer des associations / Gérer des victimes / Un contexte institutionnel contraignant

Chapitre 3 – Institutionnaliser la cause militante, légitimer le problème public

Une cause, deux modes d’institutionnalisation / Un problème pénal aux États-Unis / Un problème d’égalité en France / Construire localement l’action publique contre la violence conjugale / Formalisation et institutionnalisation de la collaboration / La coordinated community response orientée vers la pénalisation aux États-Unis / Un encouragement des pouvoirs publics plus tardif en France / Partenaire/community : les contours du champ de l’action publique / Un travail pris dans un réseau d’interdépendance / Conflits définitionnels en pratique / Imposer un discours égalitariste contre-intuitif / S’adapter aux autres / Résister au poids de la pénalisation aux États-Unis ? / Transformations du travail politique / Division du travail militant et hiérarchisation des causes / Quelle grande cause ? / Un rassemblement exceptionnel : l’advocacy day / La hiérarchisation symbolique des causes / La petite entreprise associative dans un féminisme de marché / Se mettre en scène pour prendre place dans un marché des causes / L’évaporation du féminisme

Chapitre 4 – Violence conjugale et genre, le coeur des controverses

L’asymétrie de genre formalisée / Une formalisation académique plus rapide aux États-Unis / Outils psy et chiffres : entre singularisation et généralisation du phénomène / Le PTSD et l’emprise / Les garde-fous de la culturalisation du problème / Les chiffres de la violence conjugale / Les limites de la raison statistique / Maintenir l’asymétrie de genre dans les associations / Exclure ou prendre en charge ? Les associations face aux hommes auteurs de violences / D’une violence à l’autre : les femmes auteures de violences / La violence conjugale à l’épreuve des hommes victimes / Une définition troublée par de nouveaux problèmes publics à Los Angeles / La teen dating violence : entre prévention et innovation / Penser le genre et la sexualité dans la violence conjugale : un vrai dilemme / Penser la violence dans les couples de même sexe à Los Angeles / De la lutte contre la violence dans les couples de lesbiennes aux LGBT / La question des hommes victimes renouvelée / Un problème transnational, des luttes définitionnelles globales ? / Les violences conjugales comme violences faites aux femmes dans le monde / Appropriations locales des politiques publiques

Conclusion

La violence conjugale : question sociale et pénale / Transformations du problème public… et des féminismes / Genre et violence / Le problème de la violence conjugale comme prisme de changements sociaux multiples

Analyse :