Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, Lucile Ruault, 2023, ENS éditions

Lucie Ruault est une sociologue politique dont les travaux portent sur le travail procréatif.

Les références

Pour aller plus loin

La vidéo Le combat pour le droit à l'avortement s'est-il achevé avec la loi Veil ?, Le sens des mots, un podcast des Éditions de l'ENS de Lyon avec Lucile Ruault

La thèse en sciences politiques de Lucile Ruault, Le spéculum, la canule et le miroir. Les MLAC et mobilisations de santé des femmes, entre appropriation féministe et propriété médicale de l’avortement (France, 1972-1984), direction de thèse Rémi Lefebvre, Frédérique Matonti, Université de Lille 2

Résumé de la thèse :

“Entre 1972 et 1984, des non médecins du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception ont pratiqué des avortements hors de la sphère médicale, dans le même temps que la professionnalisation de l’acte s’accélérait. Au moyen d’une ethnographie historique combinant un large corpus d’entretiens rétrospectifs et d’archives, la thèse s’intéresse à la politisation de l’avortement et éclaire sa constitution en problème de santé publique. Cette étude localisée de groupes MLAC ayant revendiqué une pratique propose une analyse incarnée à la fois de l’instauration du monopole médical sur l’avortement et des résistances à ce processus. Dans le temps de la lutte, médecins comme profanes participent à l’acclimatation et à l’adaptation en France de la méthode par aspiration. Il est remarquable que, des collaborations et conflits découlant de ces interactions, l’autorisation d’accès aux savoirs élaborés en commun ait échu aux seul⋅es détenteurs/rices de titres médicaux.La thèse constitue ensuite en objet d’étude le cas exceptionnel des MLAC qui ont maintenu une pratique profane après le vote de la loi sur l’IVG et renouvelé leur radicalité malgré la phase d’institutionnalisation dans laquelle sont entrés les acquis féministes. En remettant en cause tant la spécialisation des actes corporels que la domination patriarcale des corps féminins, ces « dissidentes » affirment progressivement l’orientation féministe de leur action. Au même moment, l’infusion du self-help en France soutient la réorientation de leur registre de revendication en enrichissant leur armature idéologique. La façon dont elles se l’approprient, alliée à la politisation de l’existence quotidienne des femmes et au développement de nouvelles pratiques de soins – les accouchements notamment –, invitent à considérer les MLAC dissidents comme une mobilisation de santé.”

Tatoueix, L. (2024) . Ruault Lucile, Le Spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, ENS éditions, « Perspectives genre », 2023, 382 p., 18 € 20 & 21. Revue d'histoire, N° 163(3), 224-226.

“A a croisée de l’histoire et de la sociologie, l’ouvrage de Lucile Ruault, tiré de sa thèse de doctorat, propose d’éclairer autrement un moment de l’histoire de l’avortement en France par l’analyse d’un espace de production de savoirs et de savoir-faire militants sur l’avortement : celui des comités du Mouvement de libération pour l’avortement et la contraception (MLAC) et notamment du petit nombre d’entre eux ayant continué de pratiquer des avortements dans l’illégalité, même après le vote de la loi Veil, proposant un modèle concurrent à la médicalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG).

Si les études ont privilégié une histoire de la lutte pour le droit à l’avortement, Lucile Ruault propose une chronologie décentrée de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980, moment où s’achève la pratique des avortements au sein de ces MLAC dissidents. Alors que perdure une pratique de l’avortement par les femmes, pour les femmes, l’autrice examine dès les années 1960 comment celles-ci ont été dépossédées de leur capacité à avorter et à s’avorter hors d’un cadre médical et analyse ce qu’elle appelle « des possibles non advenus » (p. 317).

La première partie, « Spéculum », revient sur la pratique des avortements dans les années 1960, la rupture marquée par l’apparition d’une nouvelle méthode par aspiration et les prémices d’une médicalisation. La seconde partie, « Canule », explore la place des médecins dans les mouvements militants en faveur de l’avortement, l’impact de la loi Veil dans leurs trajectoires militantes et leur rôle dans la médicalisation de l’avortement y compris en contexte militant. Enfin, la troisième partie intitulée « Miroir » interroge les pratiques dissidentes, celles de quelques MLAC qui ne se résolvent pas à l’institutionnalisation de l’IVG et qui continuent pendant près d’une décennie de pratiquer des avortements dans l’espace domestique, entre femmes majoritairement non issues du milieu médical. Mêlant archives et entretiens, ce travail se concentre sur les acteur·ices des avortements et sur les enjeux de pouvoir autour de la possession de ces savoirs abortifs.

Dans un premier chapitre, Lucile Ruault replace son propos dans une perspective historique large et montre que dans les années 1960, la majorité des avortements sont pratiqués par des personnes « profanes », et non par des médecins. Pourtant, elle montre que le silence qui entoure la pratique est si fort et les savoirs qui circulent si ténus qu’ils ne permettent pas aux femmes « de capitaliser leur expérience dans une optique d’autonomie » (p. 70). Dans un second chapitre, elle examine la mainmise des médecins au sein de mouvements pour le droit à l’avortement, notamment du MLAC. D’entrée de jeu, la médicalisation est perçue comme un gage de sécurité. Avec l’apparition et la diffusion de la méthode par aspiration, une rupture entre l’avortement dangereux des « faiseuses d’ange » et celui sécurisé pratiqué par des médecins s’établit.

Le troisième chapitre analyse les trajectoires militantes des « médecins critiques » engagés dans la mobilisation en faveur de l’avortement. Il met au jour une ligne de fracture genrée, entre des hommes ayant déjà une expérience militante dans diverses organisations de gauche et des femmes médecins qui entrent plus souvent en militantisme par l’avortement. Lucile Ruault revient ensuite sur la mise en place de centres sauvages et le traitement paradoxal de la démédicalisation telle qu’elle est promue : par exemple, la répartition du travail entre médecins et militantes profanes reconduit notamment une certaine division hospitalière du travail (les militantes gèrent le travail de care quand les médecins se limitent aux gestes techniques). Le chapitre suivant revient plus finement sur cette tension entre la démédicalisation de l’acte pourtant prônée et sa remédicalisation par les médecins militant·es. Il montre une appropriation de la technique par les médecins, la majorité étant réfractaire à une transmission de la méthode à des profanes. Cette position est déjà critiquée par certain·es militant·es au sein des MLAC et perçue comme une usurpation de pouvoir. Dans le chapitre 5, l’autrice revient sur l’engagement des médecins au moment du vote de la loi Veil et les transformations qu’elle opère, d’une pratique militante à un exercice professionnel. Elle montre que la création des centres fait entrer l’IVG dans le système hospitalier au détriment de pratiques militantes en vigueur et aux dépens des usagères. La médicalisation de l’acte se fait au nom de la rentabilité, au détriment de la dimension relationnelle, et elle contribue à sceller l’emprise de la gynécologie-obstétrique sur le corps des femmes.

Ouvrant la dernière partie, le chapitre 6 évoque le statut des MLAC après le vote de la loi, dont la majorité, acquise à la médicalisation, perd sa raison d’être et se vide de ses militant·es malgré une insatisfaction générale. Mais l’autrice met au jour quelques MLAC dissidents (Lille, Paris, Lyon et Aix-en-Provence) qui se restructurent devant le mécontentement suscité par la loi et font perdurer une pratique abortive profane. Si l’activité continue au départ en raison du décalage entre le vote de la loi et son application, elle vise aussi à proposer une manière d’avorter alternative, dénonçant les prises en charge médicales. Analysant les trajectoires des militantes qui constituent ces MLAC, Lucile Ruault montre que cet engagement est aussi spécifique par sa très forte dimension expérientielle. Le chapitre 7 revient précisément sur la construction et les modalités d’une pratique abortive féministe par les MLAC dissidents. Premièrement, il analyse les motivations des femmes qui viennent avorter au MLAC. Si certaines n’ont pas d’autres choix (femmes hors délais, mineures, précaires), c’est aussi la promesse d’un avortement serein, sans jugement et entre femmes qui attire. L’autrice met en exergue la rupture opérée par ces façons de faire vis-à-vis des avortements faits à l’hôpital ou par les « faiseuses d’ange » : les avortements sont collectifs, s’appuient sur une entraide. La dimension pédagogique est au cœur de l’acte ; les avortements offrent l’expérience d’une connaissance de soi et de son corps qui a un caractère résolument émancipateur. Enfin, dans un dernier chapitre, la dimension utopique de ces MLAC dont l’activité finit par s’éteindre au mitan des années 1980 est décortiquée. Lucile Ruault revient sur les impensés de ces militantes, notamment celui du primat de la contraception ou encore celui de la sexualité pénétrative qui ne sont jamais questionnés. Cela échoue finalement à remettre en cause de façon globale la médicalisation de la maîtrise de la fécondité. Elle analyse ensuite les raisons qui poussent finalement ces MLAC à cesser leur activité : ce n’est pas tant la répression qui s’exerce à la fin des années 1970, qui leur donne au contraire une certaine publicité, mais bien le manque de visibilité, le faible renouvellement des forces militantes et l’épuisement de celles qui restent. Le remboursement de l’IVG en 1983 achève de détourner une partie des femmes de ce modèle alternatif.”