Dorothée Dussy. Le berceau des dominations : Anthropologie de l’inceste, livre 1. Editions la Discussion, 267 p., 2013.
Premier livre d’une trilogie, consacré aux incesteurs. L’objet d’étude, des « incestes réels », est atypique en anthropologie.
5 ans d’enquête ethnographique qui donne la parole aux incesteurs. Simples maillons d’une généalogie familiale où l’inceste leur préexiste, on comprend que les incesteurs incestent par facilité, par mimétisme, par opportunisme, ou encore par identification.
“Le terme consacré pour désigner des pratiques sexuelles imposées à un enfant de la famille est “inceste” (p.11). L’autrice, anthropologue, dénonce la suprématie en anthropologie de “la théorie de l’interdit de l’inceste qui indique des règles de prohibitions matrimoniales” (p.11). L’inceste, en théorie interdit et condamné, est pourtant couramment pratiqué dans l’intimité des foyers français et banal. Pour l’autrice, l’inceste se révèle structurant de l’ordre social. Il y apparaît comme l’outil primal de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe (p.12). Tout le monde participe, dès l’enfance, de l’ordre social qui admet l’inceste mais l’interdit en théorie (p.12). Chacun est imprégné, au berceau, des rapports de domination constitutifs des relations familiales. L’inceste, en tant qu’exercice érotisé de la domination (”pédagogie de l’écrasement érotisé”), est un élément clé de la reconduction des rapports de domination et d’exploitation.
L’étendue et la réalité sociologique de l’inceste sont largement démontrées statistiquement. Ce faisant, l’autrice explique la nécessité de sa démarche car “décrire et dire la violence est un pas vers la paix” (p.12).
Pierre Bourdieu décrit les mécanismes de la structure sociale vers les relations interpersonnelles ; du général au particulier, de la “violence inerte” des institutions vers la violence active de la population, la violence quotidienne (p.12). Dorothée Dussy postule à l’inverse que les violences vont dans un sens ascendant, depuis le foyer jusqu’aux institutions qu’ils produisent ou subissent, via la violence constitutive.
L’autrice propose une histoire de la médiatisation et de la politisation des abus sexuels. Les mécanismes de reproduction et de communication de l’inceste sont décrits à travers les modalités de la mise au silence des membres de la famille (c’est l’importance du silence qui autorise la pratique), à travers la formulation de leurs valeurs et enfin à travers les réactions de la famille et des proches à la révélation de l’inceste, qui survient la plupart du temps quand les incestés sont devenues adultes” (p.14). Cela permet
Elle évoque l’importance de l’écriture en sciences sociales. L’idée d’introduire une rupture dans l’écriture est essentielle pour ce livre : l’écriture en sciences sociales et de manière générale est l’une des modalités d’expression et de transmission de l’ordre dominant (p.16). Les sciences sociales ont joué un rôle particulièrement important dans la pérennisation des pratiques incestueuses et dans leur remise au silence. Dans ce livre, “il s’agit de construire une ethnologie du très proche” (p.17). Elle propose d’écrire dans une langue “du quotidien et du domestique, l’espace de l’inceste” (p.17).
Les enquêtes récentes réalisées pour la plupart dans les pays occidentaux, montrent que 5 % à 10 % des hommes déclarent avoir subi des violences sexuelles pendant l’enfance (Krug, Dahlberg, Mercy, Zwi, & Lozano-Ascencio, 2002) (p.21). Etre une fille représente partout un facteur de vulnérabilité. Partout, les agressions sexuelles sur mineurs avec contact évaluent entre 5 et 6 % la population concernée. Typiquement, la victime est 6 à 7 fois sur 10 une fille de 10 ans ou moins, connaissant son agresseur dont le sexe est masculin. La prévalence de ce qui constitue un “fait social” ne semble pas avoir évolué depuis plus d’un demi-siècle (p.22).
Il y a deux types d’études : les études d’incidence (essayent d’estimer le nombre de nouveaux cas sur une période donnée) et les études de prévalence (tentent d’estimer la proportion de la population qui a été sexuellement abusée au cours de son enfance) (p.27-28).
“Pour 60 millions de Français, si on compte 5 % de victimes d’abus sexuels intrafamilial, c(fourchette basse), cela fait au moins trois millions de personnes ayant été incestées” (p.30). Mais aucune enquête ne concerne les incesteurs.
L’autrice revient sur la culture du viol très ancrée : “l’imprégnation de chacun à la contrainte sexuelle, subie ou imposée, profite ensuite à l’invisibilité des violences conjugales, et de toutes les formes de violences domestiques” (p.36). De même la violence et sa justification est intégrée dès l’enfance (p.36). “Rien de mystérieux et d’inévitable dans l’invisibilité et le silence sur les violences subies ou agies, tout est affaire de pratique, donc de logique et de pédagogie” (p.36).
Le « cycle des violences » schéma d’intelligibilité du phénomène de la violence conjugale décrit par les féministes (montée en tension dans le couple / Explosion / transfert où la victime veut s’en aller et l’agresseur s’excuser / réconciliation) se joue bien en amont de la relation dysfonctionnelle entre conjoints. Le tabou sur la violence conjugale s’explique par la gêne généralisée à dénoncer quelque chose qu’on s’est tous habitué à taire et dont la révélation est empêchée par le poids successif des mille et une expériences antérieures de silence. Ajoutez à cela la naturalisation des violences sexuelles (sexistes) pensées comme pulsionnelles,
L’incesteur n’est pas une personne extraordinaire (p.39). Majoritairement, il est un homme.
Pour commettre et pérenniser les actes incestueux, l’incesteur établit le mode d’emploi de l’inceste, grammaire du silence et de la domination, que l’enfant incesté, les parents de l’enfant s’il n’est pas le père, tous les membres de son foyer et les autres membres de la famille, apprennent à connaître et à maîtriser parfaitement. L’incesteur, même quand il est très jeune, est le maître d’ouvrage du système familial, qu’il assujettit et organise en fonction de ses besoins. (p.39)