Extraits et citations :
“Ce livre est né d’un silence. Silence de femmes visibles, mais peu connues, peu entendues ou mentionnées. Les femmes musulmanes d’origine ouest-africaine au Québec ne représentent qu’une minorité des immigrants africains qui arrivent chaque année dans la province. Minorités visibles, certes, elles n’en demeurent pas moins invisibles en dépit des débats médiatiques et politisés en cours sur les questions de l’intégration et des accommodements raisonnables, y compris les récents projets de Charte de la laïcité au Québec1. On ne sait trop comment imaginer ces femmes, l’idée de leur vécu ne nous traverse même pas l’esprit. L’attention des chercheurs qui étudient les «communautés culturelles» se focalise sur d’autres groupes plus nombreux, plus mobilisés, tels que les Juifs, les Haïtiens, les Chinois, les Arabes, les Maghrébins et les Sud-Asiatiques. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, avec la place de plus en plus prépondérante de la recherche scientifique et des discours sur les musulmans dans les sociétés occidentales, le silence sur les musulmanes d’Afrique au sud du Sahara se fait pesant.
Les femmes dont traite cet ouvrage proviennent de l’Afrique de l’Ouest, plus précisément de quatre pays francophones et majoritairement musulmans: le Sénégal, le Mali, la Guinée et le Niger. Menée au début dans une communauté religieuse sénégalaise de Montréal, ma recherche ethnographique s’est par la suite étendue à d’autres milieux: j’ai connu ces femmes à partir de leurs réseaux familiaux et sociaux, par le bouche-à-oreille, selon la méthode communément appelée boule-de-neige. Bien que les Ouest-Africains musulmans soient issus d’une grande variété de pays, j’ai fait le choix de me limiter à ces quatre pays pour deux raisons: ces pays sont laïques bien qu’ayant une majorité musulmane (80% de musulmans en Guinée et 95% de musulmans au Sénégal, par exemple), et ces pays partagent l’héritage de la colonisation française.
Ces femmes émigrent au Québec pour rejoindre leurs époux, poursuivre leurs études, ou encore prendre un nouveau départ. Franchir la mer, c’est aussi se choisir de nouveaux repères, car, au-delà du déplacement physique, émigrer signifie souvent opérer d’autres «déplacements» épistémologiques. Elles parlent de déphasage: les marques de leur temporalité ouest-africaine islamique doivent être transposées dans un contexte où certaines expériences rituelles n’ont plus leur place. La migration, en effet, engendre de multiples adaptations. Il n’est donc guère surprenant de constater que la trajectoire migratoire est souvent liée à une trajectoire religieuse. Entrer dans un nouvel espace géographique exige l’abolition de certaines frontières, ainsi que des va-et-vient entre l’espace qu’on a quitté et l’espace d’accueil.
Ces femmes que j’ai choisi d’étudier se situent à l’intersection de trois systèmes exclusifs: en tant que femmes, elles héritent d’une historicité d’exclusion des savoirs légitimes; en tant que Ouest-Africaines, elles vivent la postcolonialité avec ses implications de rejet et de domination d’un savoir sur un autre; finalement, en tant que musulmanes, elles sont sujettes à ce tiraillement contemporain entre savoirs islamiques textuels et savoirs islamiques populaires oraux. Malgré cette triple exclusion, les femmes de ce livre sont apparues comme créatrices de savoir(s) par leurs récits, leurs actes de définition, et leurs adaptations des pratiques religieuses. En prenant la parole, elles produisent des savoirs sur ce qu’est l’islam, dans une ère de transnationalisme et de mixité culturelle. Être et se dire femme, musulmane et ouest-africaine dans une ville nord-américaine, c’est contribuer à la construction de traditions discursives non pas en marge de l’islamité, mais bien au centre de ce que l’islam contemporain se révèle être aujourd’hui.
Ainsi, pour des femmes ouest-africaines aux prises avec une identité musulmane héritée de parents et d’ancêtres, être musulmane à Montréal nécessite une redéfinition de soi. Cette redéfinition, exprimée dans leurs récits, a des résultats parfois inattendus. De l’islam œcuménique, qui incorpore les spiritualités chrétiennes et universalistes, à l’islam ethnique, qui s’efforce d’africaniser les pratiques afin de pallier une nostalgie identitaire, les modalités d’être musulmane sont aussi variées qu’inattendues. L’espace migratoire est en fait un espace de négociation et de rationalisation perpétuelles.
Tout s’amorce dans les pratiques quotidiennes dans lesquelles le corps est mobilisé, trouve sa place dans le temps, l’espace et l’imaginaire montréalais. Une à une, les pratiques sont revisitées, leur applicabilité est sans cesse évaluée. Dans cet effort d’ajustement, le corps devient agent de reproduction sociale, marqueur de frontières identitaires et religieuses, et enfin lieu de résistance et de préservation de l’individualité. Dans le quotidien, le corps est agent d’un savoir religieux, qu’il met en scène, à défaut de le mettre en mots.”
Quatrième de couverture :
Ce livre explore les diverses facettes de l'islam tel qu'il est vécu, raconté et transformé par des immigrantes ouest-africaines vivant au Québec. Leurs trajectoires migratoires recoupent parfois des trajectoires religieuses, dans un contexte où les savoirs religieux officiels font l'objet d'une appropriation mitigée, et l'islam se trouve dès lors réinventé et reconfiguré.
Cet ouvrage présente ainsi des formes d'islamité ancrées dans de nouvelles façons d'être musulman, dans une mondialité de plus en plus déterritorialisée. Les immigrantes ouest-africaines réconcilient donc l'islam "authentique" avec des pratiques considérées comme illicites par l'orthodoxie, par exemple la divination et les rituels magiques. Elles proposent de ce fait de nouvelles constructions féminines du sacré, en marge d'un monde dominé par les hommes, ce qu'expose avec nuance et sensibilité l’autrice dans ce petit livre tout en confidences.
Contexte :
Structure :
Analyse :
A propos de l’auteur.ice :
Diahara Traoré est sociologue spécialisée dans l'étude de l'immigration, des femmes et de la religion. Elle est titulaire d'un doctorat en sociologie de l'UQAM et d'une maitrise en études islamiques de L'Université McGill.
Sources :
Pour aller plus loin :
Le guide thématique Féminismes islamiques